Carlo Mainetti - Le Conseil d'Etat du Canton du Tessin (CECT) a décidé le 5 juillet 2023, à l'instigation des assureurs maladie HSK (Helsana, Sanitas, CPT) et CSS, de réduire la valeur du point TarMed de 93 à 91 centimes avec effet rétroactif au 01.01.2021, pour tous les médecins exerçant dans le Canton du Tessin.

Paradoxalement, il faut tout de même remercier le CECT, car les assureurs maladie susmentionnés avaient demandé des réductions beaucoup plus importantes : pour 2021 : 89 centimes ; pour 2022 : 88 centimes ; pour 2023 : 87 centimes jusqu'à atteindre 83 centimes en 2025, selon la recommandation du Surveillant fédéral des prix émise à l'attention du CECT. Pour justifier ces réductions de la valeur du point, les assureurs n'ont jamais présenté à l'Ordre des médecins tessinois (OMCT) de données à l'appui de leurs affirmations. Il convient de noter que les médecins tessinois
continueront à facturer une valeur du point de 93 centimes pour les patients assurés auprès de santésuisse.

Nous avons demandé Dr. med. Francesco Pelloni, ancien président du Circolo Medico di Lugano, ancien membre du Conseil de l'OMCT pendant de nombreuses années, ancien secrétaire et caissier de la Società Ticinese di Dermatologia e Venereologia et ancien membre du Comité de la Société Suisse de Dermatologie et Vénéréologie, son avis sur la question et les conséquences de cette décision du CECT.

Carlo Mainetti: Francesco, à ton avis, quelle finalité ou quel dessein politique cache cette décision du CECT? Affaiblir la médecine privée en plus du nouveau moratoire sur l'ouverture des cabinets médicaux?

Francesco Pelloni : Il y avait certainement un dessein politique une vingtaine d'années auparavant ; la politique fédérale avait décidé de freiner le développement de la médecine privée ambulatoire avec l'introduction progressive de numéros fermés pour l'accès aux études médicales et l'ouverture de nouveaux cabinets médicaux. L'influence de ces décisions sur l'évolution des primes d'assurance maladie a été nulle ; c'est même un échec facile à constater Pourtant, ces mesures n'ont jamais été retirées. La décision actuelle du CECT semble plutôt avoir été prise par des "amateurs en cavale". Le chef du département de la santé du Tessin a voulu donner "un signal politique" en abaissant rétroactivement la valeur du point cantonal, à partir de janvier 2021. Aucun chiffre n'a été fourni à l'appui de cette décision, ni aucune projection sur l'effet que cela pourrait avoir sur les primes d'assurance maladie ou sur le système de santé en général.

N'oublions pas que la valeur du point des prestations ambulatoires n'est qu'un élément de la formation des coûts de la santé, et de loin pas le plus important. Pensons seulement aux comptes de la médecine hospitalière, de la médecine ambulatoire publique, des machines, des médicaments et de molécules de nouvelle génération, source de progrès prodigieux, mais aussi
de coûts énormes. N'oublions pas non plus que le "point" définit le "chiffre d'affaires" du cabinet médical, et non le bénéfice : une réduction du chiffre d'affaires de près de 3 % se traduit par une réduction du bénéfice pouvant aller jusqu'à 10 %. Face à cela, les salaires des employés des cabinets ambulatoires doivent être augmentés, les loyers augmentent et l'entretien des équipements augmente. Si, pour donner un "signal politique", le gouvernement décidait de réduire rétroactivement les salaires des fonctionnaires (dont le coût a augmenté au fil des ans beaucoup plus que celui de la médecine, en particulier de la médecine ambulatoire privée), en exigeant un remboursement similaire de 3 % par an pour les trois dernières années, il y aurait un soulèvement. Peut-être les Conseillers d'État seraient-ils mis à la porte sur-le-champ; en tout cas, on peut imaginer que la mesure n'entrerait pas en vigueur. Il n'en irait certainement pas de même pour l'application de la même mesure aux médecins. En effet, au Tessin, la nouvelle est passée à l'arrière-plan et, à part quelques timides remontrances de l'OMCT, il n'y a pas eu de réaction politique.

S'agit-il d'une question purement pécuniaire?

Non. Elle ne le sera pas pour le citoyen assuré, car il est facile de prévoir que les primes d'assurance maladie augmenteront encore cette année. Elle ne le sera pas non plus pour l'État, qui a une fois de plus démontré son incompétence en matière de planification . Ce ne sera pas non plus le cas pour tous les médecins, en particulier ceux qui sont salariés. Pour ceux qui travaillent déjà en médecine ambulatoire, à partir de 2021, il y aura une "expropriation rétroactive" pour les prestations effectuées, facturées et encaissées au cours des trois dernières années. La réduction de la valeur du point de 2 centimes réduit le chiffre d'affaires du cabinet (de 2,2 %), mais pas les dépenses nécessaires pour le générer. Selon le type de cabinet dermatologique, on peut estimer la réduction du "salaire du médecin" entre 4,5 et 6 %. Mais le principal problème se posera pour les jeunes médecins, qui ne sont pas encore installés, dont beaucoup sont encore en formation dans les hôpitaux du reste de la Suisse. Comment les convaincre de revenir exercer leur profession au Tessin, et que le Canton du Tessin est encore un Etat de droit, si le CECT décide de telles mesures avec effet rétroactif? De telles incertitudes sont préjudiciables au système de santé. Et, à y regarder de plus près, pour l'ensemble du pays. Des règles claires et un cadre relativement prévisible de réglementations applicables ont toujours été une force de la Suisse.

Pour un jeune dermatologue, avec ces chiffres de valeur du point proposés par M. Prix, est-ce encore une opération soutenable d'ouvrir un cabinet privé?

La dermatologie n'est pas une spécialité où on gagne beaucoup et facilement. Il suffit de dire qu'une consultation purement dermatologique est mieux payée si elle est effectuée par un médecin généraliste que par un dermatologue. C'est en soi un non-sens, dans un système qui récompense généralement (des apprentis aux diplômés) la formation et la spécialisation, mais c'est aussi une source de coûts et d'effets pervers.

Il me semble que l'ère des cabinets de dermatologie traitant de tous les aspects de notre spécialité est terminée. L'ouverture d'une ambulatoire dermatologique avec un seul médecin est déjà économiquement difficile aujourd’hui et le sera encore plus à l’avenir La voie à suivre est celle des cabinets de groupe, afin de rationaliser les coûts de fonctionnement, qui ont considérablement augmenté ces dernières années. Mais surtout, il sera inévitable d'abandonner tous les actes déficitaires. La petite chirurgie mal payée ; la dermato-allergologie (tests épicutanés) nettement sous-payée et surtout le temps passé à expliquer aux patients des pathologies et des thérapies particulières. Pensez à un patient atteint de psoriasis ou d’eczéma chronique, etc. L'espoir est que parmi les jeunes dermatologues, il y en ait encore qui envisagent de pratiquer principalement la dermatologie clinique et pas seulement la dermatologie purement esthétique.

Cette volonté des assureurs maladie d'obtenir des valeurs du point toujours plus basses par rapport à l’inflation du coût de la vie doit-elle faire craindre une forte réduction à la baisse de la valeur du point pour la nouvelle grille tarifaire Tardoc et/ou Forfaits, qui devrait entrer en vigueur en 2025?

Oui. . L'introduction d'une nouvelle grille tarifaire est déjà une révolution en soi. Toutes les forces des acteurs impliqués vont essayer de profiter de la situation pour "tirer la couverture à eux".
L'Etat tout d'abord, qui défend ses propres intérêts et ceux de la médecine publique ; les grands groupes privés : je rappelle qu'au Tessin, près de la moitié des places d'hospitalisation sont gérées par des cliniques privées qui, comme par hasard, se sont concentrées en peu de mains ces dernières années, en cédant une partie de leur propriété aux assureurs maladie. . Et bien sûr aussi les médecins, qui tentent de défendre leurs positions et, dans certains cas, il faut bien le dire (car c'est le cas dans toutes les catégories), même leurs privilèges.

Pour les médecins (tessinois), le vrai problème est la confusion faite par le gouvernement entre les coûts de la santé et la valeur du point tarifaire, ou le salaire des médecins. Le coût du point ambulatoire n'est ni le salaire du médecin, ni surtout le coût de la santé, dont il est une composante de plus en plus mineure. Il s'agit plutôt de la motivation, de la compétence, du dévouement et de la disponibilité des opérateurs et des médecins, ce qui n'est certainement pas favorisé par ces choix.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?

La médecine a beaucoup évolué ces dernières années. Pensez aux traitements du psoriasis ou de l'eczéma que nous utilisons aujourd'hui. Des thérapies aussi efficaces étaient tout simplement inimaginables il y a une génération. Mais elles coûtent cher, de plus en plus cher, comme beaucoup d'innovations technologiques introduites récemment. Mais ce qui a le plus changé, c'est la relation entre la médecine et le citoyen-patient-assuré. Les attentes ont énormément augmenté. Le "vouloir tout de suite"
est la règle générale, accompagnée du "je paie beaucoup pour l'assurance maladie, donc j'ai droit à tout". Et c'est vrai! C'est pourquoi les assurés ne veulent pas renoncer aux privilèges offerts par la médecine suisse, en premier lieu l'accès facile à tous les services médicaux, même les plus performants.

Penses-tu que ce "pasticciaccio tessinois" puisse créer un précédent et se répéter dans d'autres cantons?

Non, du moins pas comme au Tessin. Je pense que dans le reste de la Suisse, il y a un peu plus de compétences en matière de gestion et d'intérêt pour la prise de décision partagée. Je ne pense pas que le CECT ait voulu lancer un ballon d'essai fédéral. Il m'a semblé qu'il s'agissait d'une décision quelque peu improvisée et de dernière minute, prise plutôt pour montrer qu'il ne restait pas les bras croisés.

Quelles sont les perspectives, que pourrait-on faire comme alternative à ces mesures?

Le plus important serait de regarder la réalité en face : les coûts de la médecine vont continuer à augmenter de manière continue, parce que les exigences de la société envers la médecine ne cessent de croître et que les attentes de remèdes efficaces pour toute maladie sont aujourd'hui très élevées. En 20 ans, les coûts des soins de santé sont passés de 56 à 86 milliards de francs. Les séries télévisées nous ont appris que tout est "facile" à diagnostiquer et que tout peut être résolu. Ces séries télévisées ont un fond de vérité: les médecins protagonistes sont très bons et ont des connaissances médicales illimitées.

Je pense que la seule façon de contenir (plutôt que de réduire) les coûts de santé est de se concentrer sur des médecins très bien formés, de qualité et compétents. Nous savons tous, même les politiciens, qu'un bon médecin coûte globalement beaucoup moins cher qu'un médecin sans formation adéquate : la compétence réduit les incertitudes diagnostiques, les pertes de temps, les examens inutiles, les médicaments et les traitements inefficaces, et la souffrance gratuite des patients. Le principal pilier pour rendre la médecine meilleure, plus efficace et moins chère est d'améliorer autant que possible la formation des médecins Mais la Suisse a décidé d'aller dans la direction opposée et obstinée. Si elle n'avait pas les conséquences néfastes que l'on connaît, la décision du CSCT de réduire les coûts de la santé et donc les primes d'assurance maladie pourrait faire sourire par sa fraîche naïveté. Mah !

Affaire à suivre …